Vivre en ville

Publié le par Ondine Venezia

 

Marie file sur le trottoir étroit en traînant son caddie de ménagère. Ca lui tire un peu l’épaule en arrière. Sa silhouette se penche légèrement. Elle est perdue dans ses pensées –quelles pensées ? - elle a failli rouler dans une crotte de chien. Le sol en est maculé, certains jours seulement, et perfidement, quand la vigilance s’est endormie.

Sur le trottoir d’en face, vient une vieille femme, jupe bleu marine laissant apparaître le mollet et la cheville décharnée, cardigan gris en lainage aux boutons dorés, bonnes chaussures de marche enveloppant le pied comme une prothèse. Elle avance d’assez bon pas, suivie, elle aussi, de son caddie, d’où dépassent des poireaux et une baguette. Elle s’en revient déjà de ce marché où elle connaît de moins en moins de monde. Elle déjeunera tôt, avant midi, sans doute, après son chat, peut-être.

Marie esquisse un timide sourire, mais l’autre ne la regarde pas.

Marie a maintenant la tête relevée, elle va bientôt croiser une jeune femme aux cheveux courts, vêtue d’un tailleur pantalon, et portant une sacoche, un téléphone à l’oreille, les yeux dans la bulle de sa conversation. Celle-ci non plus ne la regardera pas, si, à peine, pour descendre du trottoir et poursuivre sans perdre son allure.

Deux petites filles rousses sont assises sur un perron. Elles pépient, et l’une d’elle attrape la queue d’un gros chat à moitié pelé. Il se laisse faire et même tirer en arrière. Cela les fait rire aux éclats. Marie hésite, mais ne leur dit rien : à quoi bon ?

Au bout de la rue, elle bifurque vers la gauche : la rue est presque déserte, le marché, c’est de l’autre côté, c’est là-bas, derrière les vieilles maisons du centre, l’animation, la foule, les couleurs, les senteurs, les bavardages, les commérages, les rencontres, la vie.

Mais Marie entre dans la pharmacie, un peu vieillotte, un peu sombre. Ca n’existe plus, des commerces comme celui-là. C’est une boutique fantôme. Le comptoir en bois brut patiné l’impressionne. Et plus encore le vieil homme marmonnant qui l’accueille à peine d’un regard jeté au-dessus de ses lunettes de presbyte. Elle prend un air assuré : elle a une ordonnance. Elle la prend dans sa poche où elle l’a pliée soigneusement, prête à être sortie au moment voulu. Il la saisit, la parcourt rapidement, lève un sourcil et regarde à nouveau cette cliente toute frêle, aux yeux tout ternes cernés de fatigue et de pâleur. Elle a posé ses doigts nus sur le comptoir et attend. Ses pauvres cheveux blonds, de longueur inégale, pendouillent de chaque côté de son menton pointu.

Il lui délivre la prescription, non sans noter la posologie sur la boîte. « Ne dépassez pas la dose prescrite. – Je sais, oui, merci ». La boîte tombe au fond du caddie.

Elle est dehors, un peu perdue. Un moment d’hésitation. Elle tourne vers la droite, et reprend son chemin. Un chien en laisse la dépasse, un beau chien gris au poil ras qui a l’air si doux qu’elle a eu l’impulsion de tendre la main. Son maître, un homme très grand, sûr de lui dans son blouson en cuir, la frôle sans lui jeter un regard. Il marche avec souplesse et aisance, ses grands pas le font avancer très vite.

Marie accélère alors, entraînée par les foulées de l’homme, son caddie lui semble un peu plus lourd. Elle rit une seconde, il n’est pas rempli de légumes, de fruits, de pain. C’est juste que la rue monte un peu. Les petites ne sont plus là. Mais le chat tout pelé se tient le dos rond, la queue dressée contre une voiture en stationnement. Ses yeux la jaugent. La rue est déserte, cette fois, alors, elle s’arrête et s’accroupit pour toucher le chat. Il ferme les yeux et se laisse faire. Elle sent que sa chaleur gagne sa main et pourrait bien l’engourdir, alors, elle se redresse et repart, très vite, serrant bien fort la poignée de son chariot, la tête baissée, sans plus rien voir au dehors.

 

 

 

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M
<br /> Je marchais aux côtés de Marie...<br /> <br /> Merci<br /> <br /> <br />
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O
<br /> <br /> Merci à toi, Marc. Beau commentaire. Il faut que je me remette à écrire, mais pas trop le temps en ce moment. L'inspiration réclame un climat propice pour s'épanouir...<br /> <br /> <br /> <br />
N
<br /> Bien !<br /> Texte riche et très agréable à lire.<br /> On y ressent une envie folle de se mêler au monde, retenue par une maladresse tremblante.<br /> <br /> <br />
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O
<br /> <br /> Merci ! Quoique le "bien" me fasse un peu penser au "c'est biennnn... ça" de Nathalie Sarraute...<br /> <br /> <br /> La fin du texte peut aussi être plus grave que ce qu'il y paraît au premier abord... ou pas. <br /> <br /> <br /> <br />