Vivre en technicolor

Publié le par Ondine Venezia

Edward Hopper FenêtreUn lampadaire venait de s’allumer dans le jardin voisin, un chat tout noir se faufilait sur le toit du cabanon. Elle songeait, accoudée à la balustrade. Paradoxalement, elle n’avait jamais autant vécu en plein air que depuis qu’elle vivait en ville. Ce dehors était différent de ce qu’elle avait connu, d’une qualité, d’une texture autres. La terrasse, surélevée, à l’abri du vent, avait quelque chose d’hitchcockien, une manière de Fenêtre sur cour, ou de resnaisien, un faux air de Mélo.

On sonna. Et soudain, il était là, devant elle, en gros plan, tout le reste hors champ. Un instant, son cœur ne battit plus.

Elle referma la porte de la maison, se retrouva d’instinct sur la terrasse où ils restèrent debout, côte à côte, le visage tourné vers le jardin, le corps en alerte. Le soir s’installait déjà. Il fallait lui dire : « Assois-toi, tu veux boire quelque chose ? » Non, ce n’était pas ça. « Tu as retrouvé facilement mon adresse ? » Ridicule.

Pourquoi ? Pourquoi tu viens si tard ? Pourquoi ce silence de tant d’années ?

Elle lui désigna une chaise, lui jetant un rapide regard de côté, sans vraiment chercher à le voir. Le silence était presque parfait, juste le bruit étouffé des voitures derrière les maisons. Pourtant, elle était aux aguets, le moindre frottement proche eut suffi à faire dériver son esprit. Elle s’assit également, sur la deuxième chaise.

Il était là, de nouveau, dans son pull bleu ciel, un peu gauche, comme autrefois.

« Je savais bien que tu allais revenir un jour. » Il était toujours beau, elle le voyait, à présent, malgré l’ombre. Et elle devinait ses yeux bleu de mer en amande, cernés de fines rides, comme le marin qui semble toujours scruter la vague. Et Dieu sait s’il l’avait regardée, la mer, à ne plus voir qu’elle, à se laisser envoûter, à se laisser emporter. Elle se souvenait bien du bateau à la coque rouge, rouge comme les chaises sur lesquelles ils étaient assis, tous les deux, en ce moment, de nouveau réunis. Elle sourit.

De l’autre côté du jardin, une fenêtre s’ouvrit. Une silhouette d’homme dans la lumière. Il regarda vers elle, fit un geste qu’elle remarqua à peine. Puis s’éloigna vers l’intérieur, laissant les vitres ouvertes.

Il faisait doux ce soir, c’était bien ainsi qu’elle imaginait leurs retrouvailles, à l’abri du vent, loin de la mer, de la lumière et des embruns. Elle n’avait jamais aimé la mer, préférant ce décor figé de cour encaissée et protégée. C’était bien, il était là, il ne partirait plus. La mer ne pouvait plus l’atteindre et le lui voler.

Elle devinait son sourire chaud, la tendresse de son regard plissé. Et elle se laissait aller, le regard vague, hébété de bien-être, la bouche entrouverte. Elle rentrait en elle-même, s’abîmait dans le souvenir rêvé de regards partagés, de scènes figées aux couleurs filtrées.

Un coup violent au cœur, les sens agressés. La sonnette de la porte d’entrée venait de retentir à nouveau. Le souffle lui manqua un instant, la nuit l’environna soudain de sa solitude. Elle se leva, entra dans la maison, déverrouilla la porte de la rue. Apparut un homme en pull gris, souriant, aux traits un peu marqués, un peu trop réels par leurs imperfections.

« Bonsoir… Désolé de vous déranger… » La femme devant lui avait un air légèrement hagard, à peine interrogateur. Son visage fin, son teint pâle, ses yeux vagues et presque farouches  lui donnaient une fragilité enfantine qu’accentuait encore le frottement un peu nerveux de la paume de sa main gauche sur sa jupe bleu clair. « Je suis votre voisin, de l’autre côté de la cour, j’ai déjà sonné tout à l’heure, vous deviez être absente, je vous ai vue seule sur votre terrasse, je voulais juste… enfin je crois que mon chat s’est glissé chez vous, par la porte de votre terrasse. »  

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R
<br /> J'aime, ça donne des frissons.<br /> <br /> <br />
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N
<br /> Vraiment bien. On se laisse aller à lire et l'ambiance nous enveloppe :)<br /> <br /> <br />
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O
<br /> <br /> Merci, très touchée !<br /> <br /> <br /> <br />