Vivre avec une balafre
L’objet est à présent lisse entre ses mains. De forme cylindrique, il est arrondi aux extrémités. D’un beau bois brun ambré, luisant. Depuis des jours il le polit. Il ne vit que pour cette brillance, cette régularité. Et c’est fini, plus la moindre aspérité ; il ne le rendra pas plus brillant, plus doux, plus apaisant. La perfection est atteinte. Il le caresse de ses doigts longs, délicats, mais puissants. Ferme à demi les yeux. Le bien-être - presque la léthargie - le gagne.
Il devrait ressentir une plénitude, éprouver un sentiment d’accomplissement profond.
Non.
Et soudain il saisit un burin, manche côté pouce, comme on brandit un coutelas. Une lueur anime son œil à présent grand ouvert. Un coup. L’outil a ripé, mais l’entaille est visible. Le bois s’est ouvert en une sorte de lèvre retroussée, presque indécente.
En état de choc, il s’immobilise, l’objet dans sa main un peu tremblante, fasciné par cette béance qu’il a lui-même générée.
Il repose le burin. Saisit de nouveau l’objet entre ses deux mains tendues, maladroitement. Son pouce effleure légèrement l’arête fraîche, puis se glisse dans la fente rugueuse, passant, repassant, appuyant davantage jusqu’à la sensation désagréable.
Désormais, cet objet lui appartient vraiment, et son imperfection, signe de sa vulnérabilité, est aussi sa force, sa beauté, son essence, son unicité.